Né en 1947 dans une famille de ranchers mormons du Wyoming. John Perry Barlow s’est toujours distingué par son esprit libertaire. Il quitte rapidement l’exploitation familiale pour s’établir à San Fransisco. À la fin des années 60, il y fait la rencontre du groupe de rock psychédélique Gratefull Dead pour qui il écrira les paroles de quelques uns de leurs succès et à qui il présentera Timothy Leary.
En 1972, alors que son père est victime d’une attaque cardiaque, il reprend le ranch familial du Wyoming, dont il s’occupera pendant dix-sept ans, tout en continuant à écrire pour le « Dead ». Le groupe est à l’avant-garde des pionniers de l’Internet : il encourage les fans à faire des enregistrements pirates dans les concerts et à les diffuser. Les membres communiquent par un bulletin électronique, appelé The Well, l’émanation du Whole Earth Catalogue, publication phare de la contre-culture de l’époque. Tout naturellement, John Perry Barlow se familiarise avec le numérique.
En 1990, John Perry Barlow fonde l’Electronic Frontier Foundation avec deux amis : Mitch Kapor et John Gilmore. À l’époque, il s’agit de protéger l’Internet des convoitises des gouvernements, pas encore de défendre les usagers contre les géants des technologies. Quatre ans plus tard, John Perry Barlow signe dans le magazine Wired un essai visionnaire sur « l’économie des idées ». Il y fait l’apologie du tout gratuit : “La meilleure manière d’augmenter la demande pour votre produit, écrit-il, c’est de le faire circuler gratuitement.”.
Je viens du cyberespace (…) je vous demande de nous laisser tranquilles
En Février 1996, Barlow se rend à Davos en Suisse, à l’invitation du Forum économique mondial pour, selon lui “jouer les attractions, parce qu’ils venaient juste de découvrir l’Internet et qu’ils voulaient montrer à quel point ils étaient tendance”.
Aux États-Unis, Bill Clinton vient de promulguer le Communications Decency Act, qui entend réguler le contenu “ indécent” et la pornographie en ligne : un texte qui, pour ce fervent défenseur de la liberté d’expression, “cherche à imposer des contraintes sur la conversation dans le cyberespace plus fortes que celles qui existent à la cafétéria du Sénat”, où, dit-il, il en a entendu de salées (la loi sera d’ailleurs jugée partiellement anticonstitutionnelle par la Cour suprême, l’année d’après).
Le soir du 8 février 1996, Barlow rédige un mail qu’il envoi à 400 de ses contact. Ce mail contient un préambule véhément à l’encontre de ceux qu’il estime d’un ancien monde, inconscients des richesses et de l’indépendance du réseau numérique, puis, vient la « déclaration d’indépendance du cyberespace ». Le texte est grandiloquent, Barlow le rédige rapidement et s’attaque à la censure, à la propriété intellectuelle, à la surveillance des communications. Il dénie aux États toute légitimité – et toute capacité – à établir leurs lois dans cet espace déterritorialisé, vu comme une nouvelle frontière, et plaide pour une “civilisation de l’esprit”, “plus juste et plus humaine”. Son mail sera aussitôt relayé et se rependra comme une trainée de poudre.
Hier, le grand invertébré de la Maison-Blanche a apposé son sceau sur la loi de « réforme » des télécommunications de 1996, tandis que Tipper Gore prenait des photographies numériques de l’événement pour les faire figurer dans un livre intitulé : Vingt-quatre heures dans le cyberespace.
On m’avait demandé de participer, moi aussi, à la rédaction de ce livre en écrivant un texte pour la circonstance. Étant donné le monstrueux traitement que cette loi se propose d’infliger au Net, j’ai décidé que le moment était aussi bien choisi qu’un autre pour apporter un peu d’eau au moulin virtuel.
Après tout, la loi sur la « réforme » des télécommunications, adoptée par le Sénat avec seulement cinq voix contre, rend illégal et passible d’une amende de 250 000 dollars le fait de dire « merde » en ligne ou n’importe lequel des sept autres gros mots qu’il est interdit de prononcer dans les médias ; ou encore de parler explicitement de l’avortement, ou d’évoquer les diverses fonctions corporelles autrement qu’en termes strictement cliniques.
Cette loi tente de soumettre la conversation dans le cyberespace à des contraintes plus sévères que celles actuellement en vigueur dans la cafétéria du Sénat, où j’ai eu l’occasion de dîner plusieurs fois et où j’ai toujours entendu des représentants du Sénat des États-Unis d’Amérique parler en employant des expressions fort colorées et indécentes.
Ce projet de loi a été mis en œuvre contre nous par des gens qui n’ont pas la moindre idée de ce que nous sommes, ni de la nature de nos conversations. Comme le dirait mon cher ami Louis Rossetto, rédacteur en chef de Wired, « c’est comme si des analphabètes venaient vous dire ce qu’il faut lire ».
Eh bien, qu’ils aillent se faire foutre.
Ou, plus exactement, qu’ils sachent que nous prenons congé d’eux. Ils ont déclaré la guerre au cyberespace ; montrons-leur combien nous pouvons être astucieux, déroutants et puissants pour nous défendre.
J’ai écrit un texte (d’une solennité de circonstance) qui, je l’espère, deviendra l’un des nombreux moyens susceptibles d’y contribuer. Si vous le jugez utile, j’espère que vous le diffuserez aussi largement que possible. Vous pouvez retirer mon nom si cela vous arrange ; je ne me soucie vraiment pas d’être mentionné.
J’espère bien, en revanche, que ce cri va résonner dans le cyberespace, en se modifiant, en grandissant et en se dupliquant, jusqu’à ce qu’il devienne un énorme vacarme, à la mesure de cette loi imbécile qu’ils viennent de préparer contre nous.
Je vous donne une…
Déclaration d’indépendance du cyberespace
Gouvernements du monde industriel, géants fatigués de chair et d’acier, je viens du cyberespace, nouvelle demeure de l’esprit. Au nom de l’avenir, je vous demande, à vous qui êtes du passé, de nous laisser tranquilles. Vous n’êtes pas les bienvenus parmi nous. Vous n’avez aucun droit de souveraineté sur nos lieux de rencontre.
Nous n’avons pas de gouvernement élu et nous ne sommes pas près d’en avoir un, aussi je m’adresse à vous avec la seule autorité que donne la liberté elle-même lorsqu’elle s’exprime. Je déclare que l’espace social global que nous construisons est indépendant, par nature, de la tyrannie que vous cherchez à nous imposer. Vous n’avez pas le droit moral de nous donner des ordres et vous ne disposez d’aucun moyen de contrainte que nous ayons de vraies raisons de craindre.
Les gouvernements tirent leur pouvoir légitime du consentement des gouvernés. Vous ne nous l’avez pas demandé et nous ne vous l’avons pas donné. Vous n’avez pas été conviés. Vous ne nous connaissez pas et vous ignorez tout de notre monde. Le cyberespace n’est pas borné par vos frontières. Ne croyez pas que vous puissiez le construire, comme s’il s’agissait d’un projet de construction publique. Vous ne le pouvez pas. C’est un acte de la nature et il se développe grâce à nos actions collectives.
Vous n’avez pas pris part à notre grande conversation, qui ne cesse de croître, et vous n’avez pas créé la richesse de nos marchés. Vous ne connaissez ni notre culture, ni notre éthique, ni les codes non écrits qui font déjà de notre société un monde plus ordonné que celui que vous pourriez obtenir en imposant toutes vos règles.
Vous prétendez que des problèmes se posent parmi nous et qu’il est nécessaire que vous les régliez. Vous utilisez ce prétexte pour envahir notre territoire. Nombre de ces problèmes n’ont aucune existence. Lorsque de véritables conflits se produiront, lorsque des erreurs seront commises, nous les identifierons et nous les réglerons par nos propres moyens. Nous établissons notre propre contrat social. L’autorité y sera définie selon les conditions de notre monde et non du vôtre. Notre monde est différent.
Le cyberespace est constitué par des échanges, des relations, et par la pensée elle-même, déployée comme une vague qui s’élève dans le réseau de nos communications. Notre monde est à la fois partout et nulle part, mais il n’est pas là où vivent les corps.
Nous créons un monde où tous peuvent entrer, sans privilège ni préjugé dicté par la race, le pouvoir économique, la puissance militaire ou le lieu de naissance.
Nous créons un monde où chacun, où qu’il se trouve, peut exprimer ses idées, aussi singulières qu’elles puissent être, sans craindre d’être réduit au silence ou à une norme.
Vos notions juridiques de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement et de contexte ne s’appliquent pas à nous. Elles se fondent sur la matière. Ici, il n’y a pas de matière.
Nos identités n’ont pas de corps ; ainsi, contrairement à vous, nous ne pouvons obtenir l’ordre par la contrainte physique. Nous croyons que l’autorité naîtra parmi nous de l’éthique, de l’intérêt individuel éclairé et du bien public. Nos identités peuvent être réparties sur un grand nombre de vos juridictions. La seule loi que toutes les cultures qui nous constituent s’accordent à reconnaître de façon générale est la Règle d’Or. Nous espérons que nous serons capables d’élaborer nos solutions particulières sur cette base. Mais nous ne pouvons pas accepter les solutions que vous tentez de nous imposer.
Aux États-Unis, vous avez aujourd’hui créé une loi, la loi sur la réforme des télécommunications, qui viole votre propre Constitution et représente une insulte aux rêves de Jefferson, Washington, Mill, Madison, Tocqueville et Brandeis . Ces rêves doivent désormais renaître en nous.
Vous êtes terrifiés par vos propres enfants, parce qu’ils sont les habitants d’un monde où vous ne serez jamais que des étrangers. Parce que vous les craignez, vous confiez la responsabilité parentale, que vous êtes trop lâches pour prendre en charge vous-mêmes, à vos bureaucraties. Dans notre monde, tous les sentiments, toutes les expressions de l’humanité, des plus vils aux plus angéliques, font partie d’un ensemble homogène, la conversation globale informatique. Nous ne pouvons pas séparer l’air qui suffoque de l’air dans lequel battent les ailes.
En Chine, en Allemagne, en France, en Russie, à Singapour, en Italie et aux États-Unis, vous vous efforcez de repousser le virus de la liberté en érigeant des postes de garde aux frontières du cyber -espace. Ils peuvent vous préserver de la contagion pendant quelque temps, mais ils n’auront aucune efficacité dans un monde qui sera bientôt couvert de médias informatiques.
Vos industries de l’information toujours plus obsolètes voudraient se perpétuer en proposant des lois, en Amérique et ailleurs, qui prétendent définir des droits de propriété sur la parole elle-même dans le monde entier. Ces lois voudraient faire des idées un produit industriel quelconque, sans plus de noblesse qu’un morceau de fonte. Dans notre monde, tout ce que l’esprit humain est capable de créer peut être reproduit et diffusé à l’infini sans que cela ne coûte rien. La transmission globale de la pensée n’a plus besoin de vos usines pour s’accomplir.
Ces mesures toujours plus hostiles et colonialistes nous mettent dans une situation identique à celle qu’ont connue autrefois les amis de la liberté et de l’autodétermination, qui ont eu à rejeter l’autorité de pouvoirs distants et mal informés. Nous devons déclarer nos subjectivités virtuelles étrangères à votre souveraineté, même si nous continuons à consentir à ce que vous ayez le pouvoir sur nos corps. Nous nous répandrons sur la planète, si bien que personne ne pourra arrêter nos pensées.
Nous allons créer une civilisation de l’esprit dans le cyberespace. Puisse-t-elle être plus humaine et plus juste que le monde que vos gouvernements ont créé.
Davos (Suisse), le 8 février 1996.
Aujourd’hui encore, ce texte garde une certaine influence, lorsque Barlow décède en 2018, nombreux sont les acteurs du numérique à lui rendre hommage pour cette contribution. Mais à l’heure où les grandes entreprises du numériques ne cachent plus leur influence sur les états et leur population, il peut être intéressant de se questionner sur la forme que nous pouvons donner à la liberté au sein du réseau.
C’est ainsi qu’en 2018, et sans en cacher la référence initiale, le chercheur français Olivier Erstzcheid a publié une nouvelle déclaration d’indépendance du cyberespace en s’adressant aussi aux GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft) et aux entreprises qui espèrent faire la loi avec leurs algorithmes – ceux-là mêmes qui ont étés inspirés par le texte original. Il y compare notamment l’attitude des industriels de la donnée à des pays colonisateurs d’autrefois. L’histoire ne semble donc pas encore terminée…